Matin après matin, La Fabrique de l’info s’est rendue aux marchés de Créon et des Capucins à Bordeaux. Une trentaine de personnes ont répondu à nos questions. Comme on effeuille une marguerite, pour savoir si l’on est aimé, les chalands ont choisi le pétale qui leur correspondait. Alors aiment-ils le journalisme un peu, beaucoup ou pas du tout ?
Un peu
Le regard de Lætitia, 40 ans, ne croise que furtivement son interlocuteur lorsqu’elle parle des médias. Elle garde un œil attentif sur sa fille qui sort de chez le médecin un pansement à l’œil droit. Aux abords du marché de Créon, à 25 kilomètres à l’est de Bordeaux, Lætitia est fuyante.
Elle aime la radio. RMC surtout. Les “Grandes Gueules” et “Bourdin direct” particulièrement. « Tout le monde peut se défendre. Les gens ont une chance d’être entendu, écouté et compris ». Lætitia est femme de ménage et se dit pauvre. Sa pauvreté a un visage et une voix sur RMC.
T-shirt Iron Maiden et veste en jean avec des patchs de groupes de métal, son fils Loïc, 18 ans et en recherche d’emploi, est moins tendre avec la profession. « Les journalistes ne sont pas proches des gens. Certains le sont, mais il faut les chercher ». Déconnexion.
Le stress des chaînes d’info en continu a envahi Loïc. « Si les journalistes ne parlaient pas autant du danger, il ne le verrait pas ».
Youtube. Facebook. Loïc aime croiser les sources. BFM n’est pas dans le « vrai ». Preuve à l’appui : les chiffres annoncés lors des manifestations des Gilets jaunes. « Tout était faux « .
Beaucoup
Abritée sous la voûte en pierre d’un immeuble en face du marché de Créon, Marie-France Baron, 54 ans, prend cinq minutes pour s’asseoir sur un banc. Il est 9h15 et les stands vivent au rythme du tout venant.
À 54 ans, elle a toujours connu les pages de Sud Ouest. Chez les Baron, on transmet l’abonnement de grand-père, en père en fille. Son grand-père l’était du temps où le journal s’appelait encore La Petite Gironde.
« Sud Ouest a changé. Il faut attendre la 22ème page avant de lire les actualités de la rive droite ». Cramponnant la hanse de son cadis, la quinquagénaire envisage de stopper son abonnement si le journal continue à relater trop de rive gauche.
Marie-France habite une rue aux maisons mal éclairées. Les gens de Saint-Genès-de-Lombaud peinent à l’arpenter, alors les autres… Comme sa rue, Marie-France sait qu’on l’oublie et qu’on ne se souvient d’elle que lors des élections.
Ça m’intéresse ne l’a en revanche jamais déçue, elle qui a remporté six mois d’abonnement après avoir gagné un jeu, et n’a jamais stoppé son abonnement depuis. Comme Télé 7 Jours et Avantages.
Au plus fort, Marie-France cumulait six abonnements. France Dimanche et Ici Paris ont appris à se passer de ses yeux, son portefeuille ne suivant plus. Marie-France vient de perdre son emploi d’auxiliaire de vie après le décès de celui dont elle s’occupait.
S’il ne devait en rester qu’un, ce serait Sud Ouest.
– “Où est-ce que je peux lire votre article ?”
– “Sur Internet”
– Oh! Je n’ai pas Internet. Je me déplace encore tous les mardis à Pôle Emploi pour renouveler mes demandes d’emploi. Ce n’est pas pour moi”.
Passionnément
La pluie fine ruisselle depuis les extrémités du barnum. Fruits et légumes font leur show sous la grande tente. Ils viennent de Sauveterre (33), à quelques kilomètres du marché de Créon où ils sont vendus. Brigitte et Nicolas*, main dans la main, passent devant l’étal. Les aliments ne raviront pas leur cœur. Le couple de retraités a terminé ses emplettes.
Ce mercredi 9 octobre, leur journée a débuté avec le journal, comme tous les jours. Poste de télévision allumé au réveil et au coucher, ils aiment s’informer. « Par curiosité et par soif de découverte« , avoue Brigitte, veste matelassée sur les épaules. Cheveux blancs, son mari à l’air bonhomme reconnaît la presse comme un de ses amours. Le plaisir de lire des belles plumes pour apprendre des choses l’attire.
Ils partagent cette passion commune depuis près de vingt ans.
Plus jeunes, ils ont été éveillés à l’amour du papier. Les rituels enfantins ont inculqué la fidélité :
« Nous sommes de l’ancienne génération ». La journée du vendredi sonne le rendez-vous lecture :
la réception du Monde, auquel ils sont abonnés, est centrale. Avec attention, les retraités découvrent les
33 pages qui forment aujourd’hui le journal postdaté. Ils ont vu le titre changer de visage, dégrossir, ils en connaissent le ton et le style.
En découvrant que leur interlocutrice veut devenir journaliste, un large sourire naît sur leur visage.
La défiance à l’égard des passeurs d’information suscite la sympathie. « Nous faisons confiance au journalisme. Et si ce métier n’existait pas, il faudrait bien l’inventer », assure Nicolas les yeux rieurs.
*prénoms modifiés
À la folie
Sous les halles du marchés des Capucins, le grand déballage est passé. Muriel, cheveux noirs et courte frange, peut maintenant souffler. Les chalands ne se bousculent plus. L’heure de pointe pour déguster les pintxos -tapas basques- de son restaurant ibérique est derrière elle.
Tant que le rideau ne sera pas baissé, Muriel n’allumera pas la radio. L’envie est là mais RMC et les autres fréquences attendront. « J’aime le journalisme à la folie, vraiment. Je suis fan des sources d’information diverses », dévoile-t-elle d’un air enjoué.
À 58 ans, la Bordelaise d’adoption affiche un parcours de lectrice aguerrie. Le Monde, Libération ou Le Canard enchaîné ont été ses compagnons de voyage. Fidèles, dès le début de sa vie professionnelle quand elle sillonnait les routes de la petite couronne parisienne. Elle dévore les pages de nouvelles de France et d’ailleurs. « J’étais abonnée à de nombreux titres de presse . »Avec eux, elle s’attache à l’information.
Son jeune moi développe ce goût du journalisme écrit jusqu’à l’avènement d’une nouvelle ère, celle de l’image. La responsable de la maison du Pata Negra s’éprend du support qui acquiert ses lettres de noblesses. « Avant, je devais m’asseoir pour m’informer. Quand les chaînes télévisées se sont multipliées, je pouvais vaquer à mes occupations et les nouvelles continuaient à me parvenir. «
Arte, LCI ou France Info prennent la relève pour continuer à initier la quinquagénaire à d’autres réalités.
Son regard s’élargit, sa passion s’affermit : « les médias m’ouvrent au monde. «
Pas du tout
8 heures du matin, sur le marché des Capucins à Bordeaux. Ouvert sur le comptoir d’une brasserie, Bertrand Armand, 51 ans, lit Sud Ouest un café à la main. C’est son rituel matinal. Celui qui laisse des taches noires sur les doigts.
Barbe de trois jours et sourire communicatif, il s’informe parce que son emploi d’ingénieur l’y oblige. Et Sud Ouest fait la pluie et le beau temps à Bordeaux. Ce 11 octobre 2019, il fait beau.
Bertrand prend toujours « trois pas » de recul lorsqu’il lit Sud Ouest. « Les journalistes sont minables. Ce sont des morpions en plus d’être assez approximatifs sur certains sujets, dont le domaine dans lequel il travaille ». La plupart du temps, il se marre en lisant. Bertrand est abonné au Point depuis 30 ans.
« Sud Ouest republie le plus clair du temps les dépêches AFP que l’on retrouve partout. Certaines retranscriptions de conseils de mairie sont aberrantes lorsque l’on connaît les dessous de l’affaire« , explique Bertrand.
« Tissu de conneries. Du populisme pour faire peur aux gens ». On parle ici de Cash Investigation.
“Je ne regarde plus, je sais que ce que j’apprendrai sera caricaturé ».
“Vous êtes rhabillé pour l’hiver, hein ?”
Théophile Larcher et Lauriane Vofo Kana
Dessin: Guillaume Ptak